Le Caire à corps perdu : Retour, oubli et identité


Dans Le Caire à corps perdu, Khaled Osman nous entraîne dans une traversée où le retour au pays natal devient une expérience à la fois intime et politique. J’ai lu ce roman comme le récit d’un exilé qui, après de longues années en Europe, revient au Caire pour se confronter à lui-même. Mais ce retour n’est pas seulement géographique : il se révèle être une odyssée intérieure, saturée de souvenirs, d’odeurs, de visions et de silences. Osman construit un récit où se mêlent sensualité du détail, introspection existentielle et regard critique sur l’histoire récente de l’Égypte.




    Le roman s’ouvre sur une scène apparemment banale : le narrateur, qui avait pris l’habitude de réciter par cœur ses poèmes préférés, découvre soudain une lacune. Les vers qu’il croyait indestructibles dans sa mémoire se sont effacés, comme irradiés par une lumière trop vive. Ce trou de mémoire, plus qu’un simple incident, devient le symbole d’une faille identitaire. En perdant le fil des mots, il entrevoit que sa propre continuité s’effrite. Osman suggère ainsi que l’exil, l’effort permanent d’adaptation à deux langues et deux cultures, a laissé un prix caché : l’usure intérieure, les compromis invisibles qui se révèlent brutalement au moment du retour.

    Le récit oscille souvent entre veille et songe. À peine revenu au Caire, le protagoniste est frappé d’un malaise qui brouille sa perception : il croit émerger d’un gouffre sans fin, noyé dans une lumière irréelle, avant de s’éveiller dans une chambre inconnue. Cette ambivalence narrative traduit sa désorientation : est-il revenu pour de vrai, ou reste-t-il prisonnier d’un rêve de retour ? Osman installe le lecteur dans cette incertitude, comme pour mieux faire sentir l’état d’un homme partagé entre deux mondes.

    L’épisode du passage à la douane illustre avec force la confrontation avec l’État. Les files d’attente, l’arbitraire des policiers, la peur que tout bascule d’un instant à l’autre – tout cela fonctionne comme une allégorie de la répression. Le capitaine Mounir, figure cynique de l’appareil sécuritaire, incarne cette idéologie selon laquelle le peuple ne comprend que la force et où toute idée de démocratie est considérée comme dangereuse. Le narrateur découvre aussi une presse critique, impensable autrefois, mais qui semble plus servir de soupape contrôlée que d’espace réellement libre. La scène a la valeur d’une parabole: au moment même où il tente de renouer avec son pays, il se trouve placé sous suspicion.

    En quittant l’aéroport, il est saisi par le visage transformé du Caire. La route autrefois bordée de sable est désormais saturée de gratte-ciel, de mosquées futuristes, d’hôtels luxueux. Mais sous cette modernité clinquante, la ville reste chaotique, bruyante, poussiéreuse – et d’une vitalité indomptable. Le chauffeur de taxi compare sa fascination à une visite à Disneyland, image ironique qui souligne combien le voyageur est devenu étranger à sa propre ville. Pourtant, derrière la nostalgie des thés partagés sur la corniche, la réalité s’impose : le rythme effréné de la capitale le submerge jusqu'à provoquer en lui un effondrement physique.

    La quête intime se double alors d’une méditation sur la mémoire collective. Quand il retourne dans son ancien quartier, il découvre les immeubles murés, les rues éventrées par les autoroutes. Devant une maison de famille condamnée, il lâche une phrase lourde de sens : ce n’est pas seulement lui qui oublie – c’est “tout un pays qui efface sa mémoire”. Dans cette constatation se condense l’analyse la plus fine d’Osman : l’Égypte moderne court en avant en sacrifiant ses traces, et l’exilé revenu ne peut que constater que son propre passé est englouti dans ce processus.

    Le Caire à corps perdu est ainsi un texte profondément polyphonique : à la fois chronique intime, fresque urbaine et réflexion politique. L’oubli des vers, le trouble entre rêve et réalité, la violence douce de la bureaucratie, la métamorphose du paysage urbain et l’effondrement du corps du protagoniste – tout cela se tisse en une méditation sur l’exil et la mémoire. Osman rappelle qu’on ne revient jamais vraiment : la ville a changé, et celui qui revient n’est plus le même. Ce roman invite à penser le retour non pas comme une réparation, mais comme une confrontation, parfois douloureuse, entre ce que nous étions et ce que le monde est devenu.

Le Caire à corps perdu, Khaled Osman, éditions Les Défricheurs, [octobre] 2024, [19€]. 

Article rédigé par Velimir Mladenovic

 


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