Marina de Van – Point de suture : Le corps comme champ de bataille
Marina de Van – Point de suture : Le corps comme champ de bataille
Dans Point de suture (Éditions Abstractions, 2025), Marina de Van signe un roman d’une intensité rare, où la peur, la chair et le temps se mêlent dans une prose haletante. Dès la première scène — un rêve d’hécatombe autour d’une table familiale — le ton est donné : celui d’un cauchemar éveillé, où la violence est moins extérieure qu’intérieure, où la réalité se déforme sous la pression de l’angoisse.
La protagoniste, Gena, maquilleuse dans les coulisses de la mode, vit dans un état de terreur permanente : peur du temps, peur du vieillissement, peur de son propre visage. Tout son corps est pris dans cette « bulle de peur » que l’autrice décrit avec un mélange d’ironie et de précision clinique. Chaque geste du quotidien — se laver, se coiffer, se maquiller — devient un rituel superstitieux contre la décomposition. La beauté, ici, n’est pas une promesse : c’est un combat perdu d’avance. De Van connaît intimement ce territoire du corps en crise : elle l’avait déjà exploré au cinéma, dans Dans ma peau (2002), où une femme se découpait littéralement pour éprouver sa chair. Dans Point de suture, le scalpel devient la phrase. Le roman s’ouvre comme une plaie : la narration procède par couches, par lambeaux de sensations, où la douleur et la volupté se confondent. Gena ne vit plus dans le monde, mais dans sa peau : « le corps suant, suintant, rotant, pétant, pourrissant » — un organisme en guerre contre lui-même.
L’histoire prend une tournure d’autant plus troublante que le réel s’y dissout progressivement. Gena, après la mort de son père, subit une brûlure du visage — accident domestique, symbole du désastre intérieur. Le miroir devient alors le lieu d’une double révélation : celle de la chair abîmée et celle de la psyché disloquée. Le roman se déploie dès lors entre la salle de bains, la chambre du père mort et le cabinet d’un chirurgien esthétique : trois espaces du soin, du dégoût et du désir. Dans ces pages, Marina de Van écrit comme un corps écrit son traumatisme : par spasmes, par reflux. La langue se fait organique, souvent poisseuse, saturée de fluides et d’images physiologiques. Mais cette matérialité extrême ne relève jamais du simple voyeurisme : elle interroge, au contraire, notre rapport à la beauté, à la mort, à la perte. Ce qui fascine chez De Van, c’est cette capacité à maintenir ensemble la crudité et la métaphysique : la peau et le mythe, le vomi et la lumière.
À travers les rêves, l’hypnose, les visions hallucinées d’une adolescente prostrée, Gena s’enfonce dans les strates de son inconscient. Le deuil du père devient une descente dans la mémoire du corps. Chaque brûlure, chaque suintement est une trace, un signe, une réminiscence. Le roman explore ainsi la dialectique du visible et de l’invisible : ce que la chair montre, ce que la douleur cache. De Van excelle à mêler psychanalyse et mysticisme charnel : l’expérience d’hypnose vire au rituel initiatique, la blessure devient révélation. Lorsque Gena entreprend enfin sa reconstruction chirurgicale — cette greffe où le cuir chevelu descend sur le nez, où le front devient matière à recoudre — l’image prend une puissance mythique. Le corps, retourné, recomposé, n’est plus seulement mutilé : il devient texte. Le point de suture, littéralement, c’est le lieu de passage entre l’intérieur et l’extérieur, entre le monde et le moi, entre la mort et la survie.
Roman de la peur, du féminin et de la désintégration du sujet contemporain, Point de suture s’inscrit dans la grande lignée du « corps souffrant » — de Bataille à Artaud, de Duras à Catherine Millet. Pourtant, la voix de Marina de Van s’impose par une singularité radicale : elle conjugue la crudité organique et l’élan lyrique, le viscéral et le visionnaire. Son écriture, dense et sensorielle, traverse la matière comme une lame ; elle ausculte le corps moderne, livré à la fois à la technique, au désir et à la peur.
Gena, l’héroïne, n’est pas un simple personnage : elle incarne une expérience-limite, celle d’un être dissous dans la perception de sa propre chair. Son corps devient vitrine, prison et reliquaire — un espace d’exposition et de décomposition où se rejoue le drame de notre époque, obsédée par la visibilité et hantée par la disparition.
Marina de Van écrit comme on saigne : avec une lucidité fébrile, un mélange d’effroi et d’exaltation. Chez elle, chaque phrase ouvre une blessure et cherche, dans la syntaxe même, la cicatrice possible.
À la fin du roman, cette phrase, d’une beauté désolée, résonne comme un verdict :
« La beauté n’a jamais lieu pour personne. »
La beauté, chez De Van, n’est jamais un état mais une tension, une brûlure.
Toujours manquée, toujours différée, elle n’est qu’un point de suture — ce fragile lien entre la chair et le néant, entre la mort et le désir d’y survivre.
Teste rédigé par Velimir Mladenovic
@mlvelja
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