« Ma théorie, c’est que les forêts ont été inventées pour perdre les enfants et les montagnes pour ne pas les entendre hurler. » D.M.
Dans les livres de Denis Michelis, les fêtes ne sont jamais de simples parenthèses lumineuses. Elles fonctionnent plutôt comme des loupes : elles grossissent ce qu’on s’efforce de dissimuler le reste de l’année – la violence enfouie, la solitude, les peurs intimes. Mortel Noël s’inscrit pleinement dans cette veine. Sous les apparences d’un roman « de saison », avec neige, chalet et repas de famille, Michelis construit un huis clos glaçant sur la brutalité ordinaire, la fragilité de l’adolescence et le mensonge collectif qu’est parfois la fête de Noël.
Dès les premières pages, le décor semble presque trop parfait pour être honnête : un village de montagne, quelque part de « l’autre côté de la frontière », la neige qui commence à tomber, les maisons qui s’illuminent, les familles qui se préparent à célébrer. On pourrait croire à la promesse d’un Noël réconciliateur, comme si le monde pouvait se tenir à distance – guerres, catastrophes, misère – le temps d’un repas. Très vite cependant, cette carte postale se fissure. La voiture qui grimpe les lacets vers le chalet n’amène pas une « famille idéale », mais un assemblage fragile : Oliver, adolescent narrateur, sa mère, et Klaus, le nouveau compagnon de celle-ci. Loin d’être un refuge, le chalet devient un espace d’isolement où les tensions s’exacerbent. La nature n’a plus rien d’apaisant, elle menace. La forêt ne protège pas les enfants : elle semble au contraire faite pour les perdre.
Entretien avec l'auteur de ces lignes.
Cette déconstruction du conte de Noël passe d’abord par la voix d’Oliver. Le récit adopte la forme d’un journal, en entrées datées, matin, après-midi, soir – qui scandent les journées précédant Noël. Cette structure donne au livre un rythme nerveux, presque haletant, tout en installant un sentiment d’enfermement : chaque date est une nouvelle micro-épreuve, une nouvelle montée en tension dans le même espace clos. Oliver parle une langue immédiatement crédible : mélange de familiarité, d’argot, d’ironie parfois agressive, traversée de fulgurances sensibles. Il se moque des adultes, des discours sur l’avenir, de ces vies déjà tracées auxquelles on le destine. Il invente des théories absurdes et lucides à la fois sur les montagnes, les chalets, la façon dont les grandes personnes mentent pour « protéger » les enfants.
Mais derrière ce ton bravache, quelque chose se fissure aussi. L’ironie sert à masquer l’angoisse, comme si le rire permettait de tenir à distance le réel. Oliver a peur du noir, du sous-sol, des colères à peine contenues, des gestes qui dérapent. Il observe tout, mais ne nomme pas toujours ce qu’il voit – ou plutôt, il l’effleure, il tourne autour, comme si les mots eux-mêmes risquaient de déclencher la catastrophe. Denis Michelis a lui-même résumé cette fascination pour l’adolescence en parlant de « cet âge de l’entre-deux, où l’individu a encore un pied dans l’enfance tout en s’avançant vers le réel ». Cette formule éclaire très directement la situation d’Oliver : un pied dans la douceur, la fiction, l’imaginaire, l’autre déjà plongé dans un monde « cruel, impitoyable » dont il doit apprendre à décoder la violence.
Dans ses entretiens, Michelis insiste sur le fait qu’il ne met jamais en scène de véritables « héros », mais des figures bancales, vulnérables, prises dans des forces qui les dépassent. Kafka, dit-il, est pour lui « l’écrivain qui a replacé l’antihéros au centre du récit » et, surtout, « en vérité, nous sommes des antihéros ». Cette déclaration pourrait servir d’épigraphe à Mortel Noël. Oliver n’a rien d’un protagoniste héroïque : il n’aspire pas à changer le monde, il essaie simplement de survivre à ce Noël sous haute tension, à cette recomposition familiale fragile, à ce chalet où tout semble prêt à exploser.
L’arrière-plan de cette vision tient aussi à la formation littéraire de Michelis. Il rappelle volontiers combien les contes allemands ont marqué son imaginaire d’enfant : Grimm, Andersen, « des histoires sombres, macabres, qui ne se terminent pas toujours très bien ». Dans ces récits, les personnages accomplissent des tâches domestiques harassantes avant de basculer dans le merveilleux inquiétant. Mortel Noël transpose ce mélange dans un décor contemporain : les préparatifs de fête, la corvée de montée en voiture, l’installation au chalet, tout ce quotidien banal sert de tremplin à une inquiétante étrangeté. On est loin des sucreries de Disney ; on retrouve plutôt la logique du « roman familial » des contes, où ne cessent de se rejouer, sous d’autres masques, les rapports de force entre parents, beaux-parents, enfants et demi-frères ou demi-sœurs.
Dans cette perspective, Mortel Noël prolonge et radicalise une obsession déjà très nette dans les romans précédents : ce qui se joue dans la maison, dans la famille, dans les relations les plus intimes. La violence qui intéresse Michelis n’est pas spectaculaire, elle ne relève pas du fait divers. Elle est faite de petites humiliations, de silences, de chantages affectifs, de plaisanteries douteuses, de gestes ambigus. Le chalet de montagne devient le laboratoire de cette violence feutrée. Klaus, le compagnon de la mère, incarne la figure du « gentil » adulte qui inquiète sans jamais être ouvertement monstrueux. Il sait se rendre utile, il prévoit tout, il a « réussi », il est celui qui « offre » ce séjour au sommet. Mais son regard reste froid, son langage glisse souvent vers le mépris, et toutes ses attentions ont quelque chose de contrôlant.
La mère, prise entre son désir de « refaire sa vie » et la détresse de son fils, illustre une autre forme de compromission. Elle veut croire à cette romance tardive et à cette promesse de stabilité. Pour cela, elle est prête à minimiser, à relativiser, à détourner les yeux. Oliver se retrouve ainsi au cœur d’un mécanisme bien connu, pour préserver le rêve d’une famille enfin recomposée, on demande à l’adolescent de se taire, de s’adapter, de « faire un effort ». La zone grise où se logent ces renoncements rend le roman particulièrement dérangeant. Nous ne sommes jamais dans le pur schéma du bourreau et de la victime. Michelis le rappelle explicitement (dans l’entretien publié dans le journal Quinzaines): ses romans naissent souvent d’un détail, d’une scène obsédante, et « chaque fois, ce dernier contient de la violence, de la violence domestique, cachée derrière quatre murs, là où en vérité, nous passons le plus clair de notre temps ». Personne n’est complètement innocent, puisque chacun participe, par son silence ou sa lâcheté, au maintien de la situation.
L’écriture accompagne parfaitement cette logique du non-dit. La langue est apparemment simple, sans fioritures, mais chaque phrase resserre un peu plus la tension. Les chapitres sont courts, centrés sur des scènes très concrètes : un trajet en voiture, un repas, une promenade dans la neige, une panne d’électricité, une porte qu’on n’ouvre pas. Ce minimalisme, loin d’appauvrir le récit, lui donne sa force. Les dialogues bégaient, les phrases se brisent, les personnages se rattrapent : « ce n’est pas ce que tu crois », « je voulais dire… ».
Le roman n’explique jamais frontalement, il montre les personnages au moment précis où ils se débattent, comme Michelis dit aimer le faire. Au lecteur d’entendre ce qui se joue en creux, dans les blancs, dans les mots qui restent coincés.
Le choix de Noël prend alors tout son sens. La fête apparaît comme un personnage à part entière, avec ses codes, ses mythologies, ses injonctions à être heureux, uni, rassemblé. Elle est aussi une puissante machine à amnésie : pendant quelques jours, on se donne le droit d’oublier la violence du monde, à condition de garder bien fermées les portes et les bouches.
Mortel Noël montre à quel point la suspension artificielle de la réalité festive peut, au contraire, faire exploser ce qu’on s’efforçait de cacher. Plus la fiction du « moment parfait » est sous pression, plus la moindre fissure se transforme en faille. Ainsi, sans recours à l’effet de manche ni au rebondissement spectaculaire, ce roman discret impose une forme de nécessité. Sa puissance vient de sa précision : dans la façon de capter la voix d’un adolescent, dans le regard porté sur les micro-violences familiales, dans la manière de transformer Noël en miroir cruel de nos mensonges.
En poursuivant son exploration des anti-héros, Denis Michelis confirme sa méfiance radicale envers les récits trop lisses, qu’ils soient familiaux, sociaux ou littéraires. À travers Oliver et ce Noël en altitude, il pose une question simple et brutale : qu'est-on prêt à sacrifier, et qui – pour sauver l’apparence d’une famille heureuse ?
C’est sans doute là que se loge la véritable noirceur de ce Noël mortel : non pas dans le décor enneigé ou la perspective d’un drame, mais dans ce constat que la violence la plus profonde se glisse volontiers sous les guirlandes, les sourires forcés et les photos destinées à prouver, plus tard, qu’on a été heureux.
Article rédigé par Velimir Mladenovic
docteur ès lettres
@mlvelja


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