« Chasser l’été, préserver l’enfance » – Entretien avec Soufiane Khaloua
Entretien avec Soufiane Khaloua
« Chasser l’été, préserver l’enfance » – Entretien avec Soufiane Khaloua
(Rentrée littéraire 2025)
Dans son roman Chasseurs d’été, Soufiane Khaloua explore l’univers de l’enfance et de l’adolescence avec une justesse rare, en donnant à ces âges la densité d’une vie entière. Entre Bloignes et son quartier Saint-Exupéry, entre jeux et peurs, entre rêves et réalités sociales, ses personnages construisent leur propre vision du monde, faite d’illusions poétiques et de confrontations tangibles. Dans cet entretien, l’écrivain revient sur la place de l’imaginaire, sur la géographie intime qui façonne ses héros, et sur cette nostalgie persistante qui traverse son œuvre comme une musique de fond.
1. Votre roman présente l’enfance non pas comme une période transitoire, mais comme une vie à part entière. Qu’est-ce qui vous a poussé à adopter cette approche, à considérer l’enfance comme une expérience autonome plutôt qu’une simple préparation à l’âge adulte ?
Ce roman est écrit à hauteur d’enfant, c’est à dire que la narration évolue avec le narrateur et ses amis, de leur enfance (huit ans) à leur adolescence (seize-dix-sept ans). Pour construire correctement mes personnages, pour leur donner de l’épaisseur, je voulais construire toute une vision du monde, la plus proche possible de ce que peut vraiment être une vie d’enfant et d’adolescent. En cela, c’est une petite vie à part entière, avec des codes et des valeurs différentes. Je le mets en pratique notamment dans une scène extrêmement importante à la fin du roman : les personnages sont face à un problème, ils prennent une décision qu’un adulte ne prendrait pas, mais ils le font selon leur vision du monde.
2. Deux amis du roman se définissent comme « chasseurs d’été ». Comment avez-vous conçu cette métaphore poétique, et que symbolise pour vous cette « chasse à l’été » ?
Cela rejoint ma réponse précédente sur la vision du monde. Lorsqu’on lui demande ce qu’il ferait plus tard, Nelson répond avec sa propre logique : il veut toujours vivre en été, donc il chasserait les saisons chaudes en changeant d’hémisphère tous les six mois, et pour réaliser cela, il construirait des maisons, parce que c’est un métier qui serait utile dans n’importe quel endroit du monde. C’est un projet au mieux fantasque, pas vraiment réalisable, mais il répond à une certaine logique, et relève d’une vision du monde qui a sa propre cohérence. J’ai trouvé ça poétique, ce mélange de rêve et de pragmatisme.
3. Votre protagoniste, Ramadan (Dan), se trouve entre deux cultures – le quotidien
français et la tradition familiale marocaine. Dans quelle mesure ce tiraillement culturel a-t-il façonné son identité, et reflète-t-il votre propre expérience personnelle ?
Le personnage de Dan est très différent de moi et j’y ai mis assez peu de mon expérience. D’autre part, le « tiraillement culturel » n’est pas un thème important dans ce roman. Je ne pense pas non plus qu’il s’agisse d’un sujet à part entière, à isoler du reste d’une intrigue : c’est toujours une conséquence des dynamiques entre personnages. Ça l’a été dans mon premier roman, ça l’est ici aussi. Dans Chasseurs d’été, Dan connaît très peu son père et en nourrit un ressentiment, il s’éloigne donc peu à peu de sa famille et se rapproche de ses amis, et par là, il fait un choix sur son éducation.
4. Vous insistez fortement sur le contraste entre le quartier Saint-Exupéry et le centre-
ville de Bloignes. Qu’est-ce qui vous a attiré vers cette géographie urbaine, et comment l’espace où grandissent les enfants influence-t-il leurs rêves et leurs peurs ?
Je me rends compte au fil des textes que j’écris que j’aime beaucoup parler du rapport entre un endroit et ses habitants. Ici, la ville est presque divisée par une frontière, celle des rails, que l’on traverse avec parcimonie. Du côté de Saint-Exupéry, il y a une sorte de fourmillement, un danger indéfini nourri par un amalgame de rumeurs qu’on se partage, il y a presque une culture commune parce que c’est un petit quartier, coupé du reste de la ville. Du côté du centre-ville, il y a un isolement qui favorise une atmosphère plus sereine. Les objets des rumeurs, ce n’est plus le danger, réel ou fantasmé, mais les interactions sociales, qui suivent des codes un peu plus formels.
5. Vos personnages passent souvent de la réalité à la fantaisie, notamment quand ils
parlent de leur quotidien mêlé à leurs aventures imaginaires. Quelle place accordez- vous à ce mélange entre fiction et réalité chez les enfants, et en quoi cela peut-il selon vous influencer leurs relations à venir ?
Je parlais de vision du monde, nos visions du monde sont toujours conditionnées par la fiction, par les histoires qu’on s’invente. Saint-Exupéry est lié à la petite enfance, il y a donc beaucoup de jeu, mais c’est en même temps teinté de danger et de peur, parce que c’est un endroit assez pauvre. J’aime cette tension entre l’imaginaire naïf du narrateur enfant et ce que les lecteurs.trices adultes peuvent comprendre derrière ce qu’ils voient. Les enfants grandissent, se déplacent, leur monde s’élargit et ils rencontrent plus de gens : là, l’imaginaire ne vise plus à se faire peur et se distraire, mais à donner une cohérence aux nouveaux rapports sociaux. On rencontre l’amour, les engagements politiques, les dynamiques de groupe, et pour faire face à chaque nouveauté, les personnages se nourrissent des fictions qu’ils s’inventent.
6. Votre roman est traversé par une nostalgie persistante de l’enfance (« ils sont devenus la musique de fond de nos souvenirs »). Pensez-vous que la littérature ait le pouvoir de préserver ou de remodeler les souvenirs, et avez-vous cherché, en écrivant ce roman, à saisir précisément cette émotion fugace ?
Oui. Cette nostalgie, c’est un motif que j’aime et que je voulais travailler. D’autre part, oui, j’ai l’impression que la littérature peut être une tentative de donner une forme de cohérence aux choses. Quand on écrit, on choisit ce qui mérite d’être raconté, pour ma part je choisis toujours ce qui persiste dans mes impressions. Qu’une pièce d’une maison d’enfance sente la boîte à chaussures neuves, c’est fugace, ça aurait dû être oublié, ça ne l’a pas été. Ça donne de l’épaisseur à toute une époque.
Soufiane Khaloua est né en 1992 dans l’Aisne où il a grandi. Arrivé à Paris pour ses études, il exerce un certain nombre de petits boulots, travaillant notamment en tant que pigiste-étudiant au sein de l’académie Le Monde entre 2012 et 2013. Après un Master de recherche en littérature, il se dirige vers l’enseignement et est aujourd’hui professeur de français en région parisienne. Après La Vallée des Lazhars, Chasseurs d’été est son deuxième roman.
Entretien réalisé par Velimir Mladenovic
@mlvelja

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