« Soleiman Berrada : écrire entre eau, désir et mémoire »
« Soleiman Berrada : écrire entre eau, désir et mémoire »
Dans Le Baigneur, Souleiman Berrada nous entraîne au cœur du hammam, lieu de purification et de métamorphose, mais aussi espace du désir et de l’intime. À travers une prose qui épouse le flux de la poésie, l’auteur explore les frontières poreuses entre enfance et adolescence, corps et identité, mémoire et révélation. Cet entretien dévoile la genèse d’une œuvre à la fois intime et universelle, où l’eau devient personnage, le regard devient écriture, et où la littérature ouvre des interstices de liberté face aux normes sociales.
1. Votre écriture combine souvent la poésie et la prose, le lyrisme et le narratif. Comment concevez-vous cette hybridité du langage dans votre esthétique littéraire ?
Ah… je crois que c’est moins une volonté qu’un mouvement intérieur qui joue avec le plus de constance et d’inconscience d’ailleurs. Les nuages roses ou mauves qui frôlent les sommets dans les vers de Madame de Noailles, ou de Vigny, ou de Musset, tous ces êtres, indéfiniment sages maintenant, à qui pendant mes lectures j’avais donné plus de mon attention et de ma tendresse qu’aux gens de la vraie vie, se sont manifestés subitement devant moi dès que j’avais commencé à écrire ce premier texte. Il n’y a pas, pour moi, de frontière entre poésie et prose — seulement un flux, parfois doux, parfois heurté, qui épouse délicatement sans qu’on s’en rende compte, les formes secrètes de la mémoire. L’hybridité du langage est peut-être le reflet de l’hybridité de notre être lui-même, fait de désirs et de silences, d’élans et de retenues. Je ne cherche pas tant à raconter qu’à transmettre une vibration, une émotion première. Il me semble qu’écrire, c’est avant tout traduire une émotion, la rendre visible, presque tactile.
2. Dans vos textes, on remarque une réflexion sur le corps, le genre et l’identité. Pensez-vous que la littérature ait le privilège d’ouvrir des espaces de liberté là où les normes sociales imposent des limites ?
Le corps, le genre, l’identité, l’intime, sont pour moi des matières mouvantes, comme l’eau d’un bain dans laquelle nous entrons avec hésitation, puis abandon. La littérature me semble être ce lieu rare où l’on peut être à la fois nu et protégé, regardé et libre. Elle crée des interstices, des zones de flottement où chacun peut exister autrement, ou du moins entrevoir cette possibilité. Je pense qu’elle ne guérit pas, mais elle apaise.
3. Situez-vous Le Baigneur dans la tradition de la littérature érotique, ou bien comme une méditation autobiographique et philosophique avant tout ?
Le Baigneur n’est pas une autobiographie. Est-ce érotique ? Inévitablement, puisque l’éveil du corps s’y joue. Mais je crois que c’est avant tout un texte qui décrit un état continu d’observation vers l’âge adulte. Ce qu’il a de commun, c’est que le hammam est une expérience encore vécue par tout le monde au Maroc. C’est aussi un hommage rendu à ce lieu partagé, témoin taciturne de notre histoire commune, dont chacun, sans exception, a connu les bienfaits au moins une fois dans sa vie.
4. Quel rôle occupe Le Baigneur dans votre œuvre : s’agit-il pour vous d’un livre intime ou plutôt d’une réflexion universelle sur l’expérience humaine ?
Il est né de l’intime, mais il tend, je l’espère, vers l’universel. L’enfance, le désir, le regard, la peur de grandir, la tendresse — tout cela nous est commun, à des degrés divers surtout quand il s’agit du hammam, un espace lié aux actes de ceux qui nous ont précédés sur la route et à la structure même de la terre où nous sommes nés, en tous cas pour le narrateur, c’est une continuité dans l’histoire : « Là seulement, je me découvrais libre et si je ne le balbutiais pas, je le sentais. Comme si je n’avais jamais changé fondamentalement, comme si toutes ces émotions, les plus primitives, étaient en moi depuis longtemps et ne faisaient à ce moment-là que de s’exprimer par des mouvements intérieurs qui en remémorent d’autres dans un passé lointain, dans la continuité des baigneurs, de mes semblables, de l’Homme tout court, chez lequel il y a ce quelque chose d'indestructible dans la race et dans le sol. La distance entre moi et les garçons de mon âge qui avaient fréquenté les bains Ayyoubides et Mamelouks ou les thermes romains il y a deux millénaires ou plus, semblait bien plus ténue que la proximité de nos émotions partagées, celles où l’on perçoit la parenté de toutes les autres. »
Le Baigneur est le livre où je me suis mis à nu, complètement, radicalement. Et pourtant, dans cette nudité-là, j’ai eu le sentiment d’être couvert par toute la chair des autres baigneurs à travers le temps qui ont été, comme moi, voués à la poursuite passionnée d'une accumulation infatigable de bien être et pourquoi pas de plaisir.
5. Dans le roman, l’eau et le hammam apparaissent comme des lieux de purification mais aussi de désir et de formation identitaire. Comment avez-vous pensé cette dimension métaphorique de l’eau ?
L’eau est pour moi une mémoire fluide. Le hammam, dans sa moiteur, dans sa pénombre, dans son silence interrompu par les éclats de voix et les clapotis, m’est apparu de la même nature secrète qui élargit chacun de nos pas, qui dépassent les frontières comme la masse de la mer aux agitations de sa surface. Là, tout commence : le regard se forme, le désir s’éveille, le corps prend conscience de sa forme, de son poids, de son pouvoir. L’eau lave, bien sûr, mais elle révèle aussi. Elle rend visible les imperfections de la peau, détruit le maquillage, à travers lequel la société voudrait parfois dissimuler : la blessure, la fragilité, la sensualité masculine, la beauté d’un visage à la barbe de trois jours. J’ai voulu faire de l’eau une parole muette, un personnage à part entière — liquide, insaisissable, essentiel. Si vous voulez, le hammam est un lieu utile. Platon disait d’ailleurs, n’est-ce pas la fonction d’un beau corps son utilité qui nous démontre qu’il est beau ? Et tout ce que nous trouvons beau, les visages, les couleurs, les sons, les métiers, tout cela n’est-il pas d’autant plus beau que nous le sentons plus utile ?
6. Le texte décrit avec intensité le passage de l’enfance à l’adolescence, à travers la fascination pour les corps et l’éveil du désir. Peut-on y voir une forme de récit initiatique ?
Le bain maure est l’initiateur de quelques réalités profondes dont la possession définitive est un plus, aucun homme ne peut sortir du hammam tel qu’il y était entré, mais le hammam n’est pas un initiateur héroïque, il est plus une lente dérive, une transformation douce et douloureuse à la fois. L’éveil du désir n’a rien de linéaire, il est fait d’embarras, de découvertes maladroites, de regards volés. Le hammam, dans ce contexte, devient un théâtre de métamorphose, où l’enfant observe sans comprendre encore, et où l’adolescent commence à comprendre sans oser nommer, car il n’est pas encore armé par les mots, et où l’adulte ne pose plus de questions, sent, s'amollît, profite, boit le hammam et ses délices. Il n’y a pas de maître, pas de guide : seulement le corps des autres, leur présence, leurs gestes, comme autant de signes mystérieux à ne pas essayer de déchiffrer.
7. Enfin, la photographie et le regard semblent centraux : le narrateur « vole des images » comme un artiste. Comment percevez-vous le dialogue entre littérature et arts visuels dans votre écriture ?
Je vois dans la photographie, une mémoire à l’état fixe. Elle fige ce que le texte tente de faire vibrer. Et pourtant, elles ne s’opposent pas : elles se répondent. J’avais souvent besoin de photographies pour écrire ce texte, je fermais les yeux, des images passaient. La littérature, telle que je la conçois pour ce texte, est visuelle — elle regarde, observe, examine, scrute, avant de parler. Le Baigneur est né de regards volés, de scènes entrevues comme à travers la buée d’une réminiscence. Il m’a fallu recomposer ces instants comme un photographe dans la chambre noire, lentement, délicatement.
Après des études de lettres, Souleiman Berrada publie en 2025 son premier roman Le Baigneur. Il figure parmi les auteurs invités pour représenter le pays mis à l'honneur, le Maroc, au Salon du livre de Paris en avril de la même année.
Entretien réalisé par Velimir Mladenovic
@mlvelja

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