La mémoire incendiée et le comique tragique : Entretien avec Quentin Mouron

Entretien avec Quentin Mouron

(Rentrée littéraire 2025)

La mémoire incendiée et le comique tragique : entretien avec Quentin Mouron

    Écrivain reconnu pour son écriture incisive, Quentin Mouron poursuit une œuvre où se croisent mémoire, héritage, ironie et tragédie. Dans son dernier roman (La fin de la tristesse, Editions Favre, Lausanne. 160 p), les flammes de la chambre incendiée, la mer à la fois fascinante et mortifère, ou encore la figure ambiguë de Gilles, composent un univers littéraire à la fois violent et lucide. Entre critique de la bourgeoisie contemporaine, réflexion sur la famille comme lieu de normes et exploration d’un « comique tragique » propre à notre époque, Mouron interroge les contradictions de nos vies et de notre temps. Cet entretien revient sur les grands thèmes de son livre et sur sa vision du rôle que le roman doit encore jouer aujourd’hui : un espace de liberté où se conjuguent la mémoire et l’oubli, le rire et la douleur, la norme et sa subversion.

 


  1. Dans votre roman, Anastasie met le feu à la chambre de son amour perdu. Est-ce une métaphore de la mémoire elle-même, toujours inassouvie et destructrice, ou plutôt une tentative de purification par les flammes ?

Cet acte tient à la fois d’attentat contre la mémoire et tentative de purification. Mais ce n’est pas une métaphore. C’est une attaque contre la matérialité de la mémoire. Les lieux que nous avons hantés nous hantent en retour. Parfois, nous les oublions, ou nous les rendons inoffensifs. Parfois, ils insistent. Et alors, la question se pose : que suis-je prêt à risquer pour m’en débarrasser ?

  1. La mer, omniprésente dans le récit, incarne à la fois la joie estivale et l’appel de la mort. Comment avez-vous pensé cette tension entre vitalité et désastre, entre rires d’enfants et charognes sur la plage ?

J’ai toujours aimé et redouté la mer. J’ai une peur terrible de la noyade, des fonds marins, des algues qui s’enroulent autour des mollets des baigneurs... Et, en même temps, j’en suis le spectateur fasciné, presque amoureux. Je crois que cette duplicité ne m’est pas propre, et qu’elle a fait les meilleures pages d’une littérature d’aventure qu’on dédaigne volontiers aujourd’hui.




  1. Le personnage de Gilles incarne un discours de puissance, de jouissance et de provocation, souvent teinté de misogynie et de conservatisme. Voulez-vous en faire un portrait critique de la bourgeoisie contemporaine, ou plutôt un miroir de ses contradictions ?

Un miroir de ses contradictions. La bourgeoisie, dans son état de décomposition actuelle, ne s’embarrasse pas de ses contradictions. Elle les porte même avec une espèce de fierté crasse, comme cela se voit de manière paradigmatique avec les milliardaires américains, qui font à la fois l’éloge de la morale chrétienne et de sa dissolution, l’éloge du libre marché et du protectionnisme. Loin de leur porter préjudice, ces contradictions les renforce. Gilles est l’un de ceux-là. Mais il échappe aux stéréotypes : la bourgeoisie lui répugne, ce qui ne l’empêche pas d’épouser tous ses préjugés. Je crois que c’est un peu comme cela que Sartre voyait Flaubert, et je ne peux que lui donner raison.  

  1. Le conflit entre Maxime et Gilles, mais aussi la figure de Césarée, introduisent la question de la filiation, de l’identité et de l’héritage familial. Est-ce que votre roman cherche à penser la famille comme lieu de reproduction des normes, ou comme possibilité de rupture ?

La famille est forcément normative. Elle produit des normes, qui seront peut-être déjouées ensuite... Non seulement par les individus, mais aussi par des collectifs. Césarée tente de les combattre par la puissance individuelle, et cette dernière s’accomplit dans la fuite. Maxime tente de former un collectif, mais c’est probablement trop tard : il échoue. La lutte contre les normes, c’est aussi l’histoire de nos échecs à les déjouer. Ce qui ne signifie pas que cela soit impossible.

 

  1. Tout au long du texte, la tragédie (le feu, la perte, la folie) est sans cesse doublée par des moments de farce, de rires, d’ironie. Est-ce que pour vous la littérature contemporaine doit inventer une nouvelle forme de « comique tragique » pour dire notre époque ?

Absolument. Et j’irais plus loin : le roman est, dès son origine, le lieu d’une telle association. Son rôle a toujours été de déjouer la gravité de la tragédie, tout comme la facilité de la comédie, son schématisme. Ni exclusivement l’un, ni exclusivement l’autre, il n’est vraiment lui-même que lorsqu’il intègre les deux dimensions (sans pourtant être un mélange démocratique des deux, sinon que faire des romans d’Agota Kristof ou ceux de Roberto Bolano ?).


Quentin Mouron (né en 1989 à Lausanne) est un écrivain canado-suisse de langue française. Auteur précoce, il publie son premier roman Au point d’effusion des égouts en 2011 (Prix Alpes-Jura 2012). Suivent Notre-Dame-de-la-Merci (2012), Trois gouttes de sang et un nuage de coke (2015, traduit en anglais et en allemand), puis Vesoul, le 7 janvier 2015 (2019) ou encore Pourquoi je suis communiste (2022) et La Dernière chambre du Grand Hôtel Abîme (2024). La Fin de la Tristesse (2025) est son huitième roman.  

 

Entretien réalisé par Velimir Mladenovic

@mlvelja

 



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